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Répondre collectivement aux défis de l'agriculture
Thierry Pouch, économiste, chef du service études et prospective à Chambre d’agriculture France, est l’invité de la Nuit de l’agriculture le 4 novembre à La Côte-Saint-André.
TD : Vous intervenez souvent en région, quel est le rôle du service que vous dirigez ?
TP : Nous menons des travaux d’expertise économique. Les études que nous réalisons ont d’abord porté sur la pandémie et ses répercussions sur l’agriculture. Depuis février 2022 elles concernent la guerre en Ukraine et ses conséquences sur le monde agricole, qu’il s’agisse des approvisionnements en énergie ou des turbulences sur le marché des céréales. Lorsque nous intervenons dans le réseau des chambres d’agriculture, c’est pour apporter un éclairage, une information, une aide à la décision et faire part de nos études.
Au regard de ces événements mondiaux, peut-on dire que les cartes ont été rebattues en matière d’agriculture ?
La situation se tend de plus en plus, s’aggrave. Beaucoup de craintes ont porté sur l’année 2022. Mais les agriculteurs avaient constitué des stocks d’engrais avant la guerre en Ukraine et ont pu mettre leurs terres en culture. Quant à la sécheresse, elle a essentiellement touché les maïs alors que les cultures de blé, d’orge et d’oléagineux sont satisfaisantes même si l’on observe des contrastes entre les départements concernant le blé. Les enjeux portent plutôt sur 2023. Les inquiétudes concernent la disponibilité en énergies, comme le pétrole et le gaz, et sur les engrais. De plus, la production d’engrais nécessite du gaz. Et la Russie est le premier exportateur de gaz et le troisième exportateur d’engrais derrière la Chine et l’Inde.
Quelles sont alors les perspectives pour 2023 ?
Elles ne sont pas très bonnes. Entre janvier et juillet 2022, les livraisons d’engrais ont chuté de 14 %. S’il y a encore des stocks, ça ira. Sinon, risquent de se poser des problèmes de prix et de disponibilité. D’autant que des grands pays comme le Brésil sont très demandeurs. Un rationnement de l’offre pourrait provoquer une bataille pour capter cette offre disponible.
Êtes-vous surpris que l’on parle autant d’autonomie alimentaire ?
L’autonomie et la souveraineté sont des notions qui avaient été un peu mises de côté depuis les années 90 à 2000. On avait cru dans les vertus de la mondialisation en se tournant vers des approvisionnements extérieurs à l’image des choix de l’Europe en matière d’énergie et de sa dépendance à la Russie. L’alerte sur la souveraineté alimentaire avait pourtant été lancée en 1996 lors du Sommet mondial de l’alimentation, mais sans suite. On s’est rendu compte de cette dépendance avec la pandémie. Cela a commencé par le manque de masques, de médicaments… Et en matière d’énergie, même les panneaux photovoltaïques viennent de Chine. Nous verrons s’il est possible d’atteindre les objectifs du Plan de relance en matière de réindustrialisation, de relocalisation, de retour à une forme d’autonomie.
Vous pointez depuis longtemps les limites de la mondialisation ?
On sentait venir les choses. La première alerte a été la crise économique et financière de 2008, suivie en 2011 de celle des printemps arabes. C’est un constat d’économiste.
La PAC peut-elle quelque chose dans cette situation ?
Elle s’oriente de plus en plus vers une adhésion aux mécanismes de marché et à la conditionnalité des aides à des mesures environnementales avec des objectifs de surfaces en agriculture biologique. La PAC fête discrètement ses 60 ans et sa philosophie est différente de la PAC d’origine où il s’agissait de soutenir le marché. C’est aujourd’hui une PAC très écologisée. Mais dans une situation où l’Ukraine baisse de 20 % sa production de blé et de 50 % celle de maïs, il se pose un problème de disponibilité mondiale. Quels pays vont prendre le relais ? Le risque est d’assister à une nouvelle fracture de l’Union européenne si les pays ne sont pas en mesure de converger vers la souveraineté alimentaire.
Qu’allez-vous dire vendredi soir aux participants à la Nuit de l’agriculture ?
Les deux grands événements récents, la pandémie et la guerre, constituent un tournant et peuvent occasionner des anxiétés. Malgré ce constat, l’agriculture française et iséroise a des atouts considérables. Mais cela nécessite beaucoup de courage et des moyens financiers pour relever les défis. Si chacun agit de façon individuelle, le risque est d’aller au-devant de difficultés et de voir l’agriculture se disloquer. Les défis sont trop nombreux et nécessitent que l’on y réponde collectivement. La France a un rôle à jouer dans l’Union européenne en tant que première puissance agricole. Elle doit imposer ses choix car la Russie, qui est un géant mondial ne fera pas de cadeau. Nous ne sommes pas dans un monde pacifié, mais dans un monde de rapports de force et il faut que le pays et les agriculteurs montrent leurs muscles. Ces nouveaux rapports de force rappellent que le secteur agricole va devenir un enjeu.
Propos recueillis par Isabelle Doucet