Montagne
Dialogues avec des troupeaux… de touristes

Marianne Boilève
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Lors de son assemblée générale, qui s’est tenue le 9 septembre à Theys, la Fédération des alpages de l’Isère a rappelé l'importance de transmettre les codes de bonne conduite en montagne à des publics de plus en plus hétérogènes et nombreux.

Dialogues avec des troupeaux… de touristes
Pour sensibiliser les publics aux codes de la montagne, la Fédération des alpages de l'Isère n'hésite pas à taper à taper à toutes les portes, y compris celles des transports urbains ou des cafés de Grenoble.

« Les touristes, ça a commencé en 2007 avec les passerelles himalayennes. On avait 160 000 visiteurs par an avant le confinement. Depuis on est monté à 240 000. Avec tous les problèmes de cohabitation qui vont avec. »
Elu maire de Mayres-Savel en 2020, Jean-Michel Brugnera a découvert avec consternation l’incidence du tourisme de masse sur le territoire de sa commune. Il a eu beau déployer les panneaux d’information et prendre des arrêtés interdisant les camping-cars et les bivouacs, rien n’y a fait. Détritus, déjections humaines et canines, feux sauvages, sur-fréquentation des milieux naturels et des parcelles agricoles : les visiteurs n’ont pas toujours laissé de bons souvenirs derrière eux.

Cohabitation difficile

Récurrente depuis des années, la question de la coexistence entre alpagisme, usages agricoles et activités de loisir est devenue plus cruciale avec la crise sanitaire.
En pointe sur le sujet, la  Fédération des alpages de l’Isère a longuement évoqué le phénomène au cours de son assemblée générale, qui s’est déroulée à Theys le 9 septembre dernier.
« La saison 2020 a été marquée par une très grande fréquentation en montagne avec les lots de problèmes inhérents à des publics non-montagnards, pas très éduqués aux codes de la montagne pour certains », a signalé le président Denis Rebreyend dans son rapport moral.

Incivilités

Elus, éleveurs et bergers sont intarissables sur l’inconséquence, voire les incivilités, de visiteurs peu soucieux de respecter les troupeaux, les clôtures et les installations.
Sur l’alpage du Grand-Cerf, le chalet d’alpage a récemment été vandalisé et la piste taguée. Ailleurs, ce sont des camping-cars qui s’installent n’importe où, des VTT électriques qui effraient les troupeaux, des familles qui paniquent devant une vache ou un patou…
La FAI s’efforce depuis longtemps de faire passer des messages grâce à ses outils de médiation (animations estivales, festival du film Pastoralismes et grands espaces, « Alpages en fête », « Dialogue avec un troupeau »…).
Elle s’est également associée à plusieurs initiatives pour « faire connaître le pastoralisme », comme les Rencontres Ciné-Montagne à Grenoble ou la réalisation de films d’animation ludiques, en partenariat aves les services pastoraux alpins, le Suaci et la Dreal (clips à retrouver ci-dessous).

Attente forte des citoyens

Ce travail de sensibilisation, aussi intéressant soit-il, ne suffit plus. Surtout depuis les confinements successifs des derniers mois.
Mais comment toucher des publics aussi divers et insaisissables que les urbains en mal d’air pur et de grands espaces ?
Cet automne, la FAI compte bien profiter de la 16e édition de son festival du film des pastoralismes pour donner un écho à la voix – et aux difficultés – des alpagistes.
Ces rencontres cinématographiques, saluées comme « un bel outil de vulgarisation » par Régine Millet, maire de Theys et vice-présidente du Grésivaudan en charge de la montagne et des stations, répondent à « une attente forte des citoyens pour connaître [les] métiers » du pastoralisme.

Partenariat avec un cinéma

Il suffit de se reporter aux chiffres de fréquentation pour s’en convaincre. Relativement confidentiel lorsqu’il se tenait aux Sept-Laux (1), le festival gagne chaque année en notoriété.
Avec 650 participants en 2017, plus de 1 200 l’an dernier (en pleine crise sanitaire…), il a su trouver son public grâce à un partenariat noué avec Le Club, cinéma d’art et d’essai réputé qui projette les films.
Il l’a également élargi du fait d’événements organisés dans des restaurants et des bars branchés de la ville (menus d’alpage, expositions, débats, apéro-rencontres, bistrot des bergers…) : occasion rêvée de croiser les publics et mixer les profils.

Formation grand public

Pour ratisser plus large encore, le festival a cette année négocié des espaces de communication au sein du réseau de transport urbain grenoblois (TAG). Il va par ailleurs installer son « village » place Victor-Hugo, au cœur de Grenoble, où les visiteurs pourront découvrir les métiers de l’alpage, assister à la tonte des moutons et déguster de la viande d’alpage tout en discutant avec les professionnels.
« L’idée, c’est de sensibiliser les gens au pastoralisme, résume Joseph Paillard, en charge de l’événementiel et de la communication à la FAI. Nous croyons très fort à cette manifestation pour amener le public à des discussions plus fines. »
Notamment lors d’une conférence grand public sur la conduite à tenir face à un chien de protection (samedi 9 octobre de 10 h 30 à 12 h 30 au cinéma Le Club).

Descente des alpages

Dans un souci de cohérence et d’efficacité, la FAI s’efforce également de faire coïncider la date du festival (du 7 au 10 octobre) avec celle de la Descente des alpages (samedi 9 octobre), un événement – très très – grand public organisé depuis une dizaine d’années par le fromager grenoblois Bernard Mure-Ravaud (meilleur ouvrier de France) et ses complices commerçants, avec le soutien du parc régional de Chartreuse.
Basée sur des « valeurs » fortes (la transmission, le lien ville-montagne, les filières courtes, le « bien manger local »…), cette manifestation rassemble un très large public, souvent familial, curieux de voir des vaches s’abreuver dans les fontaines de la ville et ruminer place de Metz.

Savoir-être en montagne

Au-delà de ces aspects festifs, l’urgence pour les professionnels est bien d’ancrer dans les esprits un certain « savoir-être en montagne ». Une demande à laquelle la ville de Grenoble essaie de répondre par le biais de sa propre politique « jeunes en montagne » (à destination des scolaires, du périscolaire et des associations). Engagée sous le mandat de Michel Destot, cette politique, destinée à l’origine à promouvoir le ski et l’alpinisme, revendique désormais une approche plus large.
« Nous voulons montrer aux jeunes que la montagne n’est pas qu’un espace de loisir où l’on fait du sport et du ski, indique Claus Habfast, conseiller municipal de Grenoble en charge de la montagne. Nous travaillons à la création d’un parcours "montagne intégrée", pour que les jeunes s’acculturent à la montagne, en intégrant ses richesses naturelles, mais aussi la connaissance des activités du pastoralisme, et donc les codes de bonne conduite. » L’opération doit démarrer au printemps 2022 avec le lancement d’un bivouac sur les pentes… de la Bastille. Le début d’une petite révolution ?

Marianne Boilève

(1) Créé en 1994, le festival du film du pastoralisme et des grands espaces, qui se déroulait tous les deux ans jusqu’en 2017, a quitté Les Sept-Laux pour s’installer à Grenoble et nouer un partenariat avec le cinéma Le Club.

Retour d’expérience / Activités en bonne intelligence
Alpagistes au Merdaret depuis 1973, Gérard Jourdan et Léon Bouchet-Bert-Peillard (à gauche) ont construit des relations positives avec la station des 7 Laux.

Retour d’expérience / Activités en bonne intelligence

Chaque année, l’assemblée générale de la FAI s’achève sur une visite d’alpage. Excursion à Pipay, où deux responsables du groupement d’alpage du Merdaret ont témoigné d’une cohabitation apaisée avec les touristes.

Gérard Jourdan et Léon Bouchet-Bert-Peillard sont un peu la mémoire de l’alpage du Merdaret : ils le pratiquent depuis 1973. A l’époque, ils étaient jeunes éleveurs et la station des Sept-Laux démarrait à peine. « On n’avait pas beaucoup de touristes : la route s’arrêtait 200 mètres plus bas et on montait les piquets sur le dos. Les gens étaient contents qu’on reprenne l’alpage. Depuis, ça a beaucoup changé… », racontent les deux hommes, anciens maires des Adrets pour le premier, de Theys pour le second.

Passé paysan

La station des Sept-Laux, plus grand domaine skiable de la chaîne de Belledonne, n’a pas complètement tourné le dos à son passé paysan. La cohabitation entre activité pastorale et loisirs de plein air est plutôt bonne, car éleveurs, élus et acteurs économiques « travaillent en belle intelligence », constate Bruno Caraguel, le directeur de la FAI. « L’espace est partagé et il faut composer avec la multi-activité », témoigne Léon Bouchet-Bert-Peillard. « Le fait d’être maires, ça nous a bien aidés dans nos relations avec la société des remontées mécaniques », ajoute Gérard Jourdan. 

Protection contre les avalanches

Devenue intercommunautaire en 2017, la station est administrée par convention d’affermage par une Société d’économie mixte (la SEM Téléphériques des 7 Laux), à qui Le Grésivaudan a délégué la gestion du domaine skiable. Le site comprend plusieurs alpages, gérés par trois groupements pastoraux, dont celui du Merdaret, et un individuel. Cela représente 500 bovins, 400 ovins et environ 60 000 euros d’équipements pastoraux chaque année (notamment pour l’eau), pris en charge par les groupements et la communauté de communes du Grésivaudan qui, consciente de l’intérêt stratégique pour la station, a pris la compétence pastorale. « Les gestionnaires de la station sont conscients de l’importance de l’alpage : toutes les pistes sont pâturées, explique Gérard Jourdan. Les bovins font des sentiers dans la pente, et ça bloque la neige. Il n’y a plus d’avalanche. » Une précision qui a son importance dans un domaine skiable très alpin et exposé à de forts risques.

Pas trop de problème avec les VTT

L’alpage du Merdaret s’étend de la station jusqu’au col éponyme, à une heure de marche. Il accueille 165 bêtes réparties en trois parcs pour préserver au mieux les ressources. Au début de l’estive, les bovins pâturent en bas de la station et montent plus haut quand les touristes arrivent pour la saison d’été. Les choses se passent plutôt bien selon les activités. « Avec les VTT,  c’est très bien encadré, souligne Léon Bouchet-Bert-Peillard. Il y a plus de problème avec les promeneurs. Sur l’alpage de Prapoutel même, où la cohabitation avec les familles est la plus importante du fait des parcours ludiques, les vaches se retrouvent un peu étrangères au milieu. »

MB

 

Vidéo : C'est quoi au juste un chien de protection ?