Insolite
Le Manival ou l'indomptable torrent

Isabelle Doucet
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Entre Saint-Nazaire-les-Eymes et Saint-Ismier, dévalant la Chartreuse, le torrent du Manival fascine par ses imposantes dimensions qui en font une menace mais aussi une ressource pour les hommes.

 

Le Manival ou l'indomptable torrent
Le torrent du Manival a été aménagé au fil des siècles, mais son impétuosité demeure.

Pour le géologue, c’est « le paradis sur terre ». Le torrent du Manival, qui se déverse depuis la Chartreuse sur les pentes de Saint-Ismier et de Saint-Nazaire-les-Eymes, possède un des – ou le - plus grand(s) cône(s) de déjection du massif alpin.
Un rang qui se conjugue avec de nombreuses crises et des distinctions. Le monstre possède même sa digue impériale. Les laves torrentielles du colosse ont marqué le territoire et les hommes.



« Le Graal, c’est gérer la plage de dépôt », là où s’amassent des dizaines de milliers de m3 de gravier, assure Jean-Claude Zancanaro, responsable secteur Haut Grésivaudan au service de Restauration des terrains en montagne de l’Office National des Forêts (ONF/RTM).
Quant à l’historien de l’environnement Denis Cœur, il rend compte « de la fonction politique du torrent », qui « a construit le territoire avant l’intervention humaine ».
De part et d’autre de ses rives à géométrie variable les sociétés se sont adaptées, entretenant un rapport de crainte et de profit avec le tempétueux cours d’eau.

Des crues mémorables

Certes destructeur, le torrent « est aussi un territoire de ressources », assure Denis Cœur.
Au cours des siècles, sa vallée a accueilli la culture de la vigne dans sa partie basse et l’exploitation de la forêt sur son bassin-versant.
La pente remarquable a fourni le secteur en gravier, et les habitants ont exploité le bois, la feuille, la pierre et l’eau dans des espaces communs aux trois villages de Bernin, Saint-Nazaire-les-Eymes et Saint-Ismier. « Toutes les ravines, de la rive droite qui nourrissent le Manival ont été exploitées pour descendre le bois », explique l’historien.
« En 1673 a lieu une crue mémorable et neuf de ces crues remarquables se produiront jusqu’en 1830 », raconte Jean-Claude Zancanaro.
Indompté, le torrent se balade et condamne régulièrement la voie royale de liaison entre Grenoble et Chambéry.
En 1831, « le désastre du Manival » engloutit 17 maisons à Saint-Ismier et recouvre les cultures de 1,5 mètre de dépôts.
La visite du couple impérial (1) dans le Sud-Est de la France à l’été 1860 précipite les travaux d’aménagement du torrent pour sécuriser la route.



Jusqu’en 1870 sont construits la digue impériale de 400 m de long, toujours en place sur la rive droite, et 18 ouvrages de correction. Le torrent en compte aujourd’hui 170.

Le temps des corvées

« Fixer le lit du torrent a eu des conséquences sur l’usage du territoire », assure Denis Cœur. À commencer par la définition des limites administratives entre Saint-Ismier et Bernin, gommant peu à peu les usages communs, notamment ceux de l’exploitation du bois.

 

 

 

 

 

 

 

Or, à partir du moment où l’État prend la main sur l’aménagement du cours d’eau, surviennent d’importants besoins de main-d’œuvre qui nourrissent « les débats entre Saint-Ismier et Bernin pour savoir qui participe à la corvée ».
À partir de 1820, ces chantiers représentent plusieurs centaines, voire des milliers de journées de travail chaque année et les oppositions sont telles entre les deux villages qu’on en vient aux mains !
Ces corvées sont considérées comme des impôts en nature et passent mal.

Un massif sous pression

« On ne peut pas séparer la forêt du torrent où règne un équilibre complexe », reprend l’historien.
« Si 80 % de la partie basse est en vignobles, la ressource principale pour les animaux est de pâturer en forêt ».
Au début du XVIIIe siècle apparaissent les premiers règlements de police concernant les alpages et le pâturage en forêt… et les premiers procès relatifs à la limitation du nombre de moutons et de chèvres dans les bois.
En 1827, la loi sur le Régime forestier passe aux forceps. « L’État impose son contrôle sur l’administration des forêts communales », explique Denis Cœur. Le torrent et sa forêt sont sous surveillance.
C’est la période de l’histoire où le massif forestier sera le plus sous pression. Les campagnes sont à leur optimum démographique et les besoins en chauffage sont importants.
Mais les plus gros consommateurs sont les bas et hauts fourneaux qui fleurissent dans les vallées. Tandis que les carriers, les fours à chaux et les cimentiers exploitent la matière première sur place.



« La forêt suit l’histoire des hommes, elle respire quand ils sont moins agressifs et le cours d’eau lui ressemble », ajoute l’historien. « Cet espace est né de la construction entre l’homme et la nature. Nous assistons à une hybridation entre des phénomènes naturels et des usages humains, car les constructions modifient elles-mêmes le torrent », souligne-t-il.

Isabelle Doucet

(1) Pendant l’été 1860, l’empereur Napoléon III et l’impératrice Eugénie visitent la Savoie et le comté de Nice récemment annexés. Leur itinéraire passe par Grenoble.

Randonner dans le Manival
Sur les sentiers le long du torrent, huit panneaux explicatifs renseignent les randonneurs sur la géologie, l'histoire et les travaux d'aménagement du site.

Randonner dans le Manival

Le lit du Manival est un lieu de randonnée balisé par huit panneaux explicatifs. Compte tenu des risques naturels, il convient d’éviter de l’emprunter en cas de pluie.
- Depuis le parking de l’ONF, à proximité du passage à gué de Saint-Ismier, la plage de dépôt est accessible en 20 minutes.
- La Cabane et les ouvrages en pierres sèches du XIXe sont à 1 h 20 de marche et 400 m de dénivelé.
- Le col de Baure (1 190 m) est accessible par le Manival depuis un sentier partant depuis la gauche de la Cabane.

Retenir, mais pas trop
Frédéric Liebault, directeur de recherche à l’Inrae, devant le Manival.

Retenir, mais pas trop

Comment protéger l’aval du torrent en retenant les matériaux, tout en laissant passer assez de sédiments pour conserver son lit ?

À l’Inrae, le torrent du Manival fascine les géomorphologues qui étudient les phénomènes d’érosion de son immense bassin déversoir.
« Dans la partie haute, le dérochoir est une machine qui transforme la pluie en débit, qui entraîne les sédiments et nourrit le torrent en matériaux », explique Frédéric Liebault, directeur de recherche à l’Inrae Etna (Érosion torrentielle neige et avalanche), lors d’une visite au public sur le thème des risques majeurs.
La violence des phénomènes physiques du Manival est liée à la forte pente de son bassin et à l’ampleur de son cône de déjection, soit 3,4 km2.
En résulte une production sédimentaire exceptionnelle avec des laves torrentielles, mélanges de boues et de sédiments, qui se déplacent à grande vitesse pour se heurter à leur exutoire en quelques minutes, dans un chaos des plus menaçants.

Reboiser, reconstruire

Les premiers travaux de défense du Manival intéressent surtout la protection de la route.
Au XIXe siècle, ils se déplacent vers le bassin versant, les ingénieurs des Pont et Chaussées et les forestiers travaillant désormais en lien.
« Il ne suffit pas de faire des digues, mais aussi de travailler à l’échelle du bassin-versant », explique l’historien Denis Cœur. D’où les travaux de reforestation pour maîtriser les apports d’alluvions.
« Du bassin-versant à la plage de dépôt, il y a 145 ha de forêt domaniale », complète Jean-Claude Zancanaro, de RTM.
À la faveur de la loi sur la Restauration et la conservation des terrains en montagne (RTM) en 1882, 61 nouveaux seuils en pierre sont construits. Chacun d’eux sera détruit et reconstruit trois fois.
La plage de dépôt est opérationnelle en 1926. Elle est équipée d’une digue en V pour rabattre les écoulements du Manival en un flux unique.
Les ouvrages vont se multiplier pendant cent ans, accompagnant l’urbanisation de Saint-Ismier et de Saint-Nazaire-les-Eymes, les limites de cette dernière commune remontant désormais sur la rive gauche du torrent.



La plage de dépôts est agrandie et fermée en 1992. Sa capacité est de 15 000 m3 de matériaux. Elle est alors régulièrement vidée.
Mais en 2018, une étude du bassin-versant, conclut qu’un événement exceptionnel pourrait générer 30 000 m3 de laves. Le bassin est alors agrandi et régulé avec des ouvertures dans le barrage retenant les plus gros matériaux. Sa capacité est portée à 30 000 m3.
Jean-Claude Zancanaro, rappelle que la dernière crue exceptionnelle a eu lieu dans les années 90, à la suite d’un glissement de terrain en dessous du bec Charvet. En décembre 2021, les fortes pluies – les mêmes qui ont provoqué les dégâts dans le torrent de Montfort à Crolles – ont rechargé totalement la plage de dépôt.
Un entrepreneur est venu curer près de 12 000 m3 de gravats qui ont servi à la plateforme de la future usine de STMicroelectronics à Crolles.

Modéliser le torrent

Aujourd’hui, les ingénieurs s’interrogent. L’arrêt des sédiments protège l’aval du torrent, mais son lit se creuse sous la puissance du passage de l’eau. Il descend parfois jusqu’à 20 mètres sous le niveau de la digue.
Aussi, pour imaginer de futurs scénarios d’aménagement ou de restitution, une maquette au 1/25e, commandée par l’État et le Symbhi à la  CNR (1) est actuellement soumise à des tests. « Il n’est pas évident de réengraver là où l’on voudrait », constate Jean-Claude Zancanaro.

ID

(1) Compagnie nationale du Rhône au port Édouard Herriot à Lyon.