Cohabitation
Montagnes en partages

Marianne Boilève
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La concurrence entre les pratiques empoisonne souvent les relations des professionnels avec ceux qui fréquentent la montagne pour leurs loisirs. Un peu partout, des solutions innovantes émergent pour concilier les usages.

Montagnes en partages
Avec la fréquentation des alpages par des publics non initiés, les simples pancartes avertissant des risques ne suffisent plus.

Dans l’esprit des urbains, la montagne est à tout le monde. Dans le quotidien des professionnels, c’est un espace en partages. Avec la hausse de la fréquentation et la multiplication des pratiques de loisirs, la question de la concurrence des usages est devenue plus en plus compliquée pour les éleveurs, les bergers, les forestiers, les agents techniques… Surtout dans les territoires proches des grandes agglomérations. Elle a d’ailleurs été largement débattue lors des Assises euro-alpines du pastoralisme qui se sont déroulées en octobre dernier à Grenoble.
 
« Nous avons observé une accélération forte de la tendance à la fréquentation accrue et généralisée des espaces pastoraux, surtout depuis la crise covid », résume Philippe Cahn, président du réseau pastoral Auvergne-Rhône-Alpes, en introduction des débats. Un ingénieur du Cerpam (1) confirme : « Avant, les bergers rencontraient des randonneurs entre 8 heures du matin et midi ; maintenant, ils croisent des promeneurs, des traileurs, des vttistes ou des parapentistes toute la journée. Y compris la nuit. »

Effet déconfinement

La situation a empiré après le confinement du printemps dernier. « Nous sommes contents d’avoir la métropole de Toulouse à nos portes, concède Philippe Lacube, éleveur transhumant et président de la chambre d’agriculture de l’Ariège. Mais cet été, après le déconfinement, nous avons eu un afflux touristique énorme. Et là, le multi-usage, c’était vraiment n’importe quoi. Mais ce n’est pas forcément avec les randonneurs qu’on a le plus de problèmes. C’est surtout avec les promeneurs du dimanche, qui n’ont aucune culture montagnarde. »
 
Des Pyrénées aux Alpes, le constat est partout le même. « D’un côté, il y a ceux qui viennent et considèrent la montagne comme un espace de loisir et de détente, une sorte de parc Walibi géant ; de l’autre, les habitants et les professionnels pour qui c’est un espace de vie et d’activités économiques », schématise Pierre-Yves Bonnivard, maire de Saint-Colomban-les Villards et président de l’Union pour la sauvegarde des activités pastorales et rurales (Usapr). Le problème, c’est que les activités de pleine nature compliquent sérieusement la tâche des professionnels. Surtout depuis que le loup – ou l’ours dans les Pyrénées – s’est implanté dans le décor. Car qui dit « loup » dit – en principe - chiens de protection.

Chiens fonctionnaires

Il y en a environ 4 500 actuellement dans les massifs alpins. Ces chiens sont souvent sources de tensions, voire de conflits. Or, souligne Luc Falcot, président du Cerpam, « les éleveurs n’ont pas choisi d’avoir des chiens fonctionnaires imposés par l’Etat » (2). Il faut donc démultiplier les efforts pour trouver des solutions et des outils susceptibles d’améliorer les relations avec les autres usagers des espaces pastoraux.
 
« Avoir des panneaux et des plaquettes ne suffit pas », alertent de nombreux élus. Les services pastoraux en ont bien conscience : ils s’inspirent de ce qui marche ailleurs pour le transposer chez eux. Trois axes sont explorés : la communication grand public, la formation des acteurs du tourisme et le partage de savoirs sur les bonnes pratiques, notamment pour la gestion des chiens de protection.

Conquête des villes

Côté communication, les grands classiques (clips vidéo, festivals, journées en alpage, fêtes de la transhumance…) fonctionnent plutôt bien. Mais ils trouvent leurs limites dès que l’on cherche à toucher de « nouveaux publics », peu sensibles à la cause pastorale. D’où l’idée de délocaliser les manifestations en ville, à l’image du festival Pastoralismes et grands espaces, qui est « descendu » du massif de Belledonne il y a quelques années pour s’installer à Grenoble. De l’autre côté des Alpes, le festival du pastoralisme de Bergame transforme chaque automne la ville en capitale éphémère de la transhumance, faisant cohabiter troupeaux à la descente des alpages, rencontres, concerts, projections et dégustations en tout genre. Ce qui provoque « une contamination croisée entre culture urbaine et réalités agro-pastorales », selon Elise Turquin, de Cipra France (3). Mais pour que ça marche, encore faut-il jouer la complémentarité et faire travailler ensemble les différents publics (scolaires, métiers de la montagne, étudiants, bergers… et urbains), précise la technicienne. Et s’accorder pour construire un message commun, en insistant sur « ce qui nous relie pour dépasser les divergences sur des questions clivantes, comme la prédation par exemple ».

Pédagogie positive

Une forme de pédagogie positive se développe également à l’échelle des territoires. Elle passe par la valorisation des savoirs, des savoir-faire et des produits pastoraux, mais aussi par des accompagnements techniques, des projets collectifs, des aménagements spécifiques. En Isère, la Fédération des alpages (FAI) a ainsi déployé une signalétique pastorale, inspirée d’un travail réalisé dans les Hautes-Pyrénées. Les mêmes panneaux devraient bientôt être installés à travers tout l’arc alpin pour lui donner la même « identité pastorale ».
 
Pour faire passer des messages, les territoires imaginent des offres touristiques innovantes, comme « Vis ma vie de bûcheron ». Lancée par le parc naturel régional des Bauges, cette proposition consiste à partir à la rencontre des professionnels de la filière bois pour appréhender le métier de manière concrète et vivante. Très appréciée, l’initiative a depuis été déclinée en Chartreuse, dans le Vercors, le Livradois-Forez ou le Beaujolais, et adaptée à d’autres activités (berger, agriculteur, artisan…).
 
Dans cette palette d’outils, la médiation pure a toute sa place. Les élus locaux en savent quelque chose. « Quand il y a eu un incident et que le maire rencontre la personne qui a déposé plainte, les tensions diminuent, explique un édile. Ça ne résout pas tout, mais c’est un acteur important. Le problème, c’est qu’il n’est pas disponible partout, tout le temps. » De leur côté, les réseaux pastoraux se rapprochent des acteurs touristiques ou des associations en lien avec les activités de pleine nature pour favoriser la diffusion du « bon message ». Ils organisent notamment des formations, adaptées aux territoires et aux enjeux locaux, pour permettre aux acteurs du tourisme de mieux connaître les activités pastorales et de diffuser l’information auprès du grand public. En Ubaye, la communauté de communes est allée plus loin encore en recrutant un « maraudeur » durant la saison estivale. Berger de métier, ce médiateur est chargé d’aller à la rencontre des promeneurs pour leur expliquer comment se comporter face à un patou.
 
Car, au fil des années, la gestion des chiens de troupeaux est devenue une préoccupation majeure, tant pour les éleveurs et les bergers que pour les élus locaux. Les services pastoraux alpins ont conduit une enquête sociotechnique approfondie pour comprendre le phénomène et faire émerger des savoirs innovants chez des « éleveurs qui n’avaient pas à se préoccuper de chiens de protection il y a 25 ans ». Publiée l’an dernier, cette étude (à télécharger sur terredauphinoise.fr) repère et formalise une somme impressionnante de connaissances et de compétences empiriques, sur les races, le choix des chiens, leur introduction dans les troupeaux, leur socialisation, leur éducation etc. Une piste à creuser, en attendant une vraie politique publique sur les chiens de protection. A l’image de ce que fait la Suisse.
 

Marianne Boilève 

(1) Centre d'études et de réalisations pastorales Alpes-Méditerranée.
(2) Les contrats de protection engagés par les éleveurs avec l’Etat imposent la présence de chiens de protection (dans le cadre de la mesure d’« aide à l'adaptation de la conduite pastorale des troupeaux soumis au risque de prédation par les grands prédateurs » du Feader).
(3) ONG qui œuvre pour la protection et le développement durable des Alpes.
 

En Suisse, les chiens passent leur « permis de protéger »
En Suisse, les conditions de détention de chiens de protection sont très strictes. Crédit photo : Agridea

En Suisse, les chiens passent leur « permis de protéger »

Gestion des conflits / Invité aux Assises euro-alpines du pastoralisme, le conseiller agricole suisse Daniel Mettler, a décrit la politique menée par les pouvoirs publics de son pays pour assurer une cohabitation sereine dans les alpages.

En 15 ans, la fréquentation estivale des alpages suisses a doublé. Cet afflux de touristes, souvent peu expérimentés, a provoqué une augmentation des situations conflictuelles, surtout avec les vaches allaitantes et les chiens de protection. Face à cette situation, la Confédération helvétique a mis en place une politique ambitieuse, combinant formation, information et gestion rigoureuse des chiens de troupeau.
 
Une vaste campagne de formation et d’information a été menée auprès des alpagistes, des éleveurs et des touristes, via différents canaux de communication (panneaux et flyers en plusieurs langues, bandes dessinées, clips vidéo, cartes en ligne…). Objectif : prévenir les accidents graves, sensibiliser les touristes et contrôler leurs peurs, mais aussi former les alpagistes à avoir une « influence positive sur le comportement de leurs animaux ». Des actions sont également menées sur la gestion des pâturages, de façon à ce que « l’utilisation des sentiers de randonnées et des pâturages soit la moins conflictuelle possible ».

Chiens  « institutionnalisés »

Les pouvoirs publics ont par ailleurs déployé des moyens pour contrôler la qualité des chiens de troupeaux. Races reconnues, élevage, éducation, condition de détention, les chiens de protection sont quasiment « institutionnalisés » dans le cadre du programme national de protection des troupeaux. « Tout est écrit dans la loi pour légitimer les subventions », indique Daniel Mettler, conseiller agricole à l’Agridea de Lausanne.
 
Les chiens doivent être élevés, éduqués et employés conformément aux directives de l’Office fédéral de l’Environnement et doivent réussir une évaluation avant d’être autorisés à garder. « C’est plus strict et moins  libre qu’en France, explique Daniel Mettler. Le but, c’est d’avoir des chiens efficaces qui posent le moins de problème possible. » Financée par les cantons et le ministère de l’Environnement, la démarche est coûteuse, mais apparemment fructueuse : la fréquentation des espaces pastoraux continue de croître, le nombre de chiens aussi. Mais le nombre d’accidents avec morsures reste stable.
MB