Alimentation
Quand les territoires s'intéressent à leur autonomie… alimentaire
Le 18 mai, le président Macron a rencontré la profession agricole sur les questions d'autonomie alimentaire sujet. En Isère, les collectivités engagées dans des projets alimentaires territoriaux ont un temps d'avance.
Les crises ont parfois du bon. Celle liée à la pandémie de Covid aura eu au moins le mérite de placer l'alimentation au cœur des débats. Et même d'en faire un enjeu stratégique, comme l'a expliqué Stéphane Linou en introduction du séminaire d'ouverture du mois de la Transition alimentaire, qui s'est tenu dans le bassin grenoblois à l'automne 2020. Petit-fils d'agriculteur et pionnier du mouvement locavore, ce spécialiste de l'aménagement du territoire a démontré à son auditoire, composé en grande partie de nouveaux élus, l'intérêt de mettre en place des « périmètres de sécurité alimentaire » et d'introduire l'alimentation dans les plans communaux de sauvegarde (PCS).
Enjeu de sécurité nationale
Rappelant que les zones urbaines n'ont en moyenne que 2% d'autonomie alimentaire, Stéphane Linou a expliqué que « ne pas produire à côté de là où l'on consomme est un risque désormais identifié » par les pouvoirs publics : il suffirait d'une cyber-attaque de grande ampleur ou d'un événement majeur bloquant les circuits classiques de distribution (routes, voies ferrées…) pour que l'alimentation devienne un enjeu de sécurité nationale.
Vulnérabilité du système alimentaire
La crise sanitaire du printemps dernier est un cas d'école : elle a mis en évidence la grande vulnérabilité de notre système alimentaire mondialisé. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles les propos de Stéphane Linou ont convaincu. « Le problème de l'alimentation n'est pas répertorié comme une urgence, mais avec ce qui s'est passé au printemps, nous aurions très bien pu connaître une forme de pénurie alimentaire, signale Jacqueline Rebuffet, agricultrice à Laval et membre du bureau de la chambre d'agriculture de l'Isère. Comme tout s'est passé dans l'urgence, on ne savait pas où aller chercher les productions. Pour les agriculteurs en filière longue, tout s'est arrêté. S'il y avait eu une politique publique, on aurait pu réorienter les productions et approvisionner les populations. » L'élue estime qu'il faut tirer les enseignements de cette crise pour construire une politique publique en ce sens.
PAIT du bassin grenoblois
L'Isère ne part pas de rien. Depuis 2015, sept partenaires publics se sont associés pour élaborer un système alimentaire local et durable à l'échelle du bassin grenoblois, devenu « projet alimentaire inter-territorial » (PAIT). Celui-ci s'est peu à peu structuré autour de deux orientations stratégiques : l'emploi agricole, la préservation et la transmission du foncier d'une part, et de l'autre l'augmentation des productions locales de qualité dans les assiettes.
Bilan stimulant
Cinq ans plus tard, le bilan est qualifié de « stimulant » par les différents acteurs (collectivités territoriales, parcs régionaux, chambres consulaires, professionnels, associations...). Des interventions foncières ont permis de préserver, voire de reconquérir des espaces agricoles. Les collectivités, le Département et les chambres consulaires ont mis en place le Pôle agroalimentaire de l'Isère. Lancée en 2018, la marque IsHere se décline en plusieurs centaines de produits. De gros efforts sont également consentis pour introduire des produits locaux en restauration collective. Et, depuis le printemps dernier, une carte interactive recense les producteurs isérois et les localise à travers tout le département.
Réorienter la recherche
Sur le plan de l'autonomie alimentaire, c'est une première étape. Encore insuffisante. « Aujourd'hui, alors que l'on se targue de qualité, Stéphane Linou repose le problème de façon radicale, souligne Pascal Denolly, maraîcher et président du Pôle agroalimentaire. Il s'agit de savoir ce qu'on va manger, et donc ce qu'on va produire, comment et où. Nous avons récemment rencontré La Dauphinoise qui nous a expliqué que ses essais sur la lentille étaient décevants. Ce qui siginifie que si nous voulons garantir un approvisionnement régulier d'alimentation en réorientant la production vers les protéines végétales par exemple, il faut sans doute aussi réorienter la recherche. Mais ça ne peut se faire que sur un temps long. »
Urgence et incohérence
Il y a pourtant urgence. La bonne nouvelle, c'est qu'une prise de conscience est en train d'émerger au-delà des cercles traditionnels. « Longtemps, dans les instances agricoles, on nous a pris, nous, les producteurs bio, pour des fumeurs de pétards, mais le discours est en train de changer », témoigne Franck Rousset, maire de Chevrière, éleveur et président de Mangez bio Isère.
Relocaliser l'alimentation
Le responsable constate que ça évolue aussi du côté des élus, qui commencent à réfléchir à la manière de relocaliser l'alimentation. « Si on couple ça avec les enjeux sociaux, écologiques et environnementaux, ça prend tout son sens, sans risquer d'être taxé de protectionniste, insiste Franck Rousset. Les agriculteurs passent leur temps à produire des denrées peu rémunérées qui vont être transformées à l'autre bout du pays. Cette incohérence est de moins en moins comprise. Il vaut mieux se concentrer sur de l'alimentation territoriale, à condition de maîtriser toute la filière. Car l'agriculteur, tout autant que le transformateur, doit retrouver ses billes. » Une tendance confirmée par Pascal Denolly : « Les opérateurs nous disent que produire du maïs avec dix tours d'eau, ce n'est pas possible. On sent que ça bouge, qu'il y a une dynamique en Isère. On a les outils, mais on patine un peu. »
Casser le schéma agricole des années 80
Car le chantier est complexe. Il faut agir à la fois sur le foncier, la transmission, la production, la logistique, la distribution, les restaurations hors domicile, les comportements alimentaires des habitants... Sans oublier la formation et l'adaptation des métiers de l'agriculture aux nouveaux enjeux (agroécologie, changement climatique, attentes des consommateurs...). « Le principal problème, c'est que les agriculteurs doivent accepter de casser le schéma antérieur, celui des années 80, auquel j'ai moi-même adhéré, pointe Pascal Denolly. Aujourd'hui, nous consommons 35 000 tonnes de patates en Isère. Or nous n'en produisons que 4 000. Il y a une place à prendre. Nous réfléchissons à la manière d'enclencher la production de légumes, car ça correspond à une vraie demande. Nous travaillons avec des opérateurs comme La Dauphinoise pour y répondre. Car si l'on veut 50% d'alimentation locale en 2022, comme nous y invite la loi Egalim, il va falloir aller vite. C'est une belle orientation, mais il faut bosser ensemble. » Et comme pour donner l'exemple, Mangez bio Isère vient d'adhérer au Pôle agroalimentaire.
Marianne Boilève