Pastoralisme
« Le métier s’est tordu »

Isabelle Doucet
-

La charte du pastoralisme a été signée au col du Coq entre le Département et la Fédération des alpages de l’Isère, pointant le nécessaire accompagnement d’une pratique à l’équilibre fragilisé.

« Le métier s’est tordu »
Une des actions phares du Département est l'installation d'une cabane d'appoint au col du Coq pour faciliter le travail des gardiens de troupeaux.

1698, c’est la date inscrite au fronton du habert de Pravouta, au cœur de l’espace naturel sensible du col du Coq en Chartreuse.
Le pâturage bovin et ovin est séculaire sous la dent de Crolles. L’alpage accueille chaque été trois troupeaux de 1 300 agnelles et agneaux.
On ne transforme plus le lait sur place depuis belle lurette, mais le site est propice à la production de l’agneau d’alpage.
Cependant, depuis 1992, le métier « s’est tordu » comme le regrette Denis Rebreyend, le président de la Fédération des alpages de l’Isère (FAI).
Il était présent au col du Coq pour signer la charte du pastoralisme avec le Département, car la collectivité apporte son soutien aux alpagistes dont les besoins redoublent. En cause, la prédation qui change la conduite du troupeau.
La nouvelle charte est ainsi assortie d’une aide financière de 190 000 euros. L’ensemble des aides cumulées du Département pour les alpages s’élève à 245 000 euros.
Les deux actions phares de cette année sont la mise en place de la bergère d’appui (20 000 euros) ainsi que l’installation d’une cabane d’appoint (17 000 euros) au col du Coq, à Pravouta.

Diversité et pertinence

Jean-Pierre Barbier, le président du Département, a décliné les axes de travail de cette charte dont les nouveautés sont d’intégrer les Espaces naturels sensibles gérés par la collectivité (1) et la dimension culturelle du pastoralisme.
Les fondamentaux restent l’agriculture, le tourisme, l’environnement et l’activité de plein air.

 La cabane de Pravouta

Le président de la FAI souligne « la diversité et la pertinence des sujets qui couvrent toutes les facettes et la complexité du pastoralisme ».
Sont pris en compte les dimensions économiques, l’entretien du paysage, le maintien de la biodiversité, l’accueil multi-usages, le partage de connaissance.
Le Département apporte ainsi sa contribution sur le volet sanitaire, mais aussi pour l’amélioration des conditions de travail des gardiens de troupeau, pour les travaux en alpages, tels que la contention et autres aménagements, ou encore pour améliorer la ressource en eau, dont Denis Rebreyend fait valoir l’anticipation qui prévaut depuis quelques années.
Le Département contribue aussi au financement à l’héliportage du matériel dans les alpages avant le début de la saison, soit 140 tonnes en quelques jours, dont beaucoup de croquettes pour les chiens de troupeau et de protection !
Enfin, la FAI a sollicité le soutien de la collectivité pour le maintien du Festival du pastoralisme, menacé par son déséquilibre financier. C’est pourtant un temps fort de la communication en direction du grand public.

 L’œuvre du pastoralisme 

Le col du Coq n’avait pas été choisi au hasard pour la signature de cette charte avec la FAI car le site est un des plus fréquentés de l’Isère.
« Ce site cumule tous les enjeux du pastoralisme, indique en effet Didier Joud, écologue au Département de l’Isère. Nous sommes en plein multi-usages ! »
Et depuis une poignée d’années, un nouvel usager, le loup, est venu perturber cet équilibre déjà fragile.
Qui dit prédateur, dit chiens de protection. Il y en a désormais trois dans l’alpage.
« Ce n’est pas simple un chien de protection. C’est un animal qui est tous les jours sollicité par le loup et de temps en temps, il peut débloquer », confie Roland Bouvier, éleveur qui possède un des trois troupeaux.
Il est également président de l’association Viandes agropastorales. À ce titre, il commercialise l’agneau d’alpage dont le cahier des charges a été établi en 2016. Il indique que l’agneau a passé au moins 50 jours à l’herbe.
« Nous descendrons les premiers agneaux autour du 15 août », explique-t-il. Le succès est tel que les éleveurs n’arrivent pas à fournir suffisamment de bêtes : catégories agneaux de nos fermes tout au long de l’année ou agneaux d’alpage à la fin de l’été.
Plus de 700 agneaux ont déjà été commercialisés depuis le début de l’année auprès des boucheries ou de la GMS.

Roland Bouvier

« Nous espérons être rejoints par trois éleveurs », confie Roland Bouvier, l’association comptant une vingtaine de producteurs. Mais le système extensif, en raison de la forte prédation et du changement de conduite des troupeaux, montre aujourd’hui ses limites.
« Le pastoralisme s’inscrit dans l’histoire de l’humanité, fait pourtant valoir Jean-Pierre Barbier. Ces paysages sont l’œuvre du pastoralisme sans lequel ce ne seraient que des forêts. » I
l s’est une nouvelle fois ému de la prolifération des loups en Isère : 10 meutes en 2010, 23 en 2023, soit une augmentation de 120 % « et combien de bêtes tuées ? Ce n’est pas comme ça que nous allons nous en sortir ».

Isabelle Doucet

(1) 17 ENS sont gérés par le Département en Isère.

Le coup de gueule de Denis Rebreyend
Denis Rebreyend, le président de la Fédération des alpages de l'Isère (à droite), à côté de Jean-Pierre Barbier, président du Département de l'Isère, au moment de la signature de la charte pour le pastoralisme.

Le coup de gueule de Denis Rebreyend

Le président de la Fédération des alpages de l’Isère est en colère, « excédé », dit-il, par la façon dont s’est déroulé le dernier comité départemental loup en Isère, le 26 juin.
« Des choses ne sont plus acceptables », assène-t-il. Il met en cause une prédation qui s’accentue et des contraintes imposées aux gestionnaires d’alpages qui ne cessent de s’empiler.
« Depuis l’arrivée du loup, en 1992, on est arrivé à tordre le monde de l’élevage ovin. Il n’y a plus de couchade libre, les éleveurs ont du mal à engraisser les agneaux en alpage et maintenant, le loup s’attaque aux bovins. Le métier change. Faut-il décaler les vêlages, garder les vaches à l’intérieur, abandonner des alpages ? »
Il dénonce les euphémismes employés par l’administration qui parle de « dérangement » de troupeaux bovins.
« Est-ce cela que l’on appelle un dérangement : 91 bêtes affolées dans la nature, des centaines d’heures passées par les éleveurs pour remettre tout en ordre, des bêtes potentiellement devenues dangereuses ? J’ai moi-même eu six bovins "dérangés", que j’ai dû pister pendant six heures pour les récupérer. C’est du temps passé non rémunéré. Et pendant ce temps, on n’est pas aux foins. »
Le dérangement n’a pas du tout la même signification quand il faut le vivre.
Le président de la FAI témoigne de la charge mentale des éleveurs, d’une pression qu’ils supportent « tout au long de l’année. Parce que lorsqu’on a un carton, on est bien abattu ». I
l est bien placé pour rendre compte de la détresse des éleveurs, souvent à bout, quand ils appellent la FAI pour le dispositif Maploup après un épisode de prédation. 
ID

Julien Vilmant, berger depuis 10 ans
Depuis 10 ans, Julien Vilmant troque sa casquette de la FAI pour celle de berger durant tout l'été.

Julien Vilmant, berger depuis 10 ans

Le retour du loup en Chartreuse requiert une surveillance des troupeaux plus appuyée.

Tous les ans, Julien Vilmant prend un congé sans solde de la FAI pour devenir berger d’alpage.
Après neuf années passées en Belledonne, il a choisi de rejoindre l’alpage du col du Coq en Chartreuse.
« C’est un alpage de référence pour faire grossir les agneaux, assure ce spécialiste. Ici, il y a davantage d’herbe. »
Le site s’étend sur 350 hectares, ce qui le change de ses précédentes missions « où il y avait deux fois plus de surface et deux fois moins de brebis ».
Mais avec le retour du loup en Chartreuse, la donne a changé.
« D’où l’idée d’installer une cabane d’appoint, explique le berger. Avant, les bêtes étaient totalement libres. Mais trois loups ont déjà été pris en photo dans le massif. Ils naviguent beaucoup ce qui réclame d’avoir une présence au troupeau plus marquée, ainsi qu’un pied-à-terre. Les brebis sont encore en couchade libre, mais à la moindre alerte, tout est prêt, nous pouvons mettre les protections en place rapidement. »

Couchade libre

Le berger prend le troupeau en main tous les matins à 5 h 30.
Il le conduit à travers l’alpage selon un circuit qu’il a établi, en priorité le long des sentiers afin de laisser la place libre aux randonneurs et aux trailers dans la journée. À midi, les bêtes se posent dans un secteur.
« Et le soir elles remontent tranquillement à la couchade. »
Trois chiens de conduite et trois chiens de protection sont nécessaires pour mener le troupeau de 1 300 agnelles et leurs petits.
Julien Vilmant est au contact quotidien des promeneurs qui fréquentent le site.



« Leurs premières interrogations concernent les patous », rapporte-t-il.
Il rappelle les attitudes à avoir en présence de chiens de protection : ralentir à l’approche du troupeau, voire le contourner si possible, rester calme, s’arrêter, laisser le chien identifier le promeneur, ne pas le menacer etc.
Le berger raconte la mésaventure d’un trailer qui pensait courir plus vite que le chien. Peine perdue. Tout est rentré dans l’ordre quand le sportif s’est arrêté, juste avant la chute.
Être berger, c’est non seulement prendre en main un troupeau, mais aussi les chiens qui vont avec.
« On fait vite le lien. On les nourrit, on s’en occupe et ils comprennent vite qui est le berger. C’est une question d’attitude, on parle aux bêtes et aux chiens. »
En été, pas moins de 130 bergers veillent sur les alpages de l’Isère. Ils n’étaient qu’une trentaine il y a 20 ans.

 

Bon début pour la bergère d’appui
Le monde politique, le monde le l'élevage et les OPA se sont mis autour de la table pour la réussite du dispositif de berger d'appui.

Bon début pour la bergère d’appui

Trois semaines après sa prise de fonction, les porteurs du projet font part de retours positifs de la mission de la bergère d’appui.
Cette dernière a été embauchée par le Département, avec l’aide financière de la MSA, les soutiens logistique de la FAI et social d’Agriemploi.
Après une année 2022 très compliquée, comme le rappelle Fabien Mulyk, vice-président du Département en charge de l’agriculture, la collectivité avait souhaité mettre en place ce dispositif. Les besoins auraient été de trois bergers, mais la Dréal n’a pas souhaité s’engager.
« Une très bonne idée, qui s’est mise en place dans les délais », a souligné Bruno Caraguel, le directeur de la FAI.
Julien Vilmant – le salarié de la FAI lui-même berger l’été – s’est chargé de sonder les éleveurs afin qu’ils s’inscrivent selon leurs besoins par anticipation, afin de dresser un pré emploi du temps de la bergère d’appui.
Elle a d’abord contribué aux héliportages et ainsi rencontré les éleveurs durant sa première semaine, remplacé un berger durant la deuxième et aidé à la mise en place d’un autre berger durant sa troisième semaine de travail.
« Après, il faudra gérer les urgences en saison, donner des priorités, ce sera compliqué, mais on assurera pour faire les bons choix », déclare Denis Rebreyend, le président de la FAI.
Juliette, la bergère, a été choisie pour son profil hyperqualifié, tant en formation qu’en expérience, et sa capacité d’autonomie et de gestion des situations complexes. Sa présence fait déjà du bien aux alpages.
ID

Combien de têtes ? 

Combien de têtes ? 

Les alpages de l’Isère accueillent 102 000 brebis et chèvres, 9 500 vaches, 400 chevaux et ânes, sur 79 000 hectares et 176 alpages.