Filière lait
Egalim : les éleveurs laitiers au bout du conte…

Marianne Boilève
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Le 9 avril, la chambre d'agriculture, la FDSEA et les JA de l'Isère ont organisé une journée de réflexion collective (en visio-conférence) pour évoquer l'avenir de la production laitière dans le département. Un avenir qui passe par une hausse des prix… et donc le respect de la loi Egalim.

Egalim : les éleveurs laitiers au bout du conte…
En net recul, la production laitière iséroise oscillera entre 100 et 150 millions de litres de lait en 2030, si les départs et les cessations d'activité ne sont pas pour partie compensés.

C'est une catastrophe territoriale à bas bruit.
En Isère, le nombre d'exploitations laitières a été divisé par quatre ces vingt dernières années.
Le cheptel laitier isérois a fondu. Plus de 34 000 bêtes pâturaient dans les prés en 2008 : elles sont 26 000 aujourd'hui.
La production laitière a subi le même sort : 30 millions de litres de lait perdus depuis 1997.
Et le déclin va encore s'accentuer. Si les prochains départs à la retraite ne sont pas compensés, il ne devrait rester qu'une centaine d'exploitations laitières en 2030 contre 400 aujourd'hui… et 1 600 au tournant des années 2000.

Croire en l'avenir laitier

Parmis les études de la chambre d'agriculture, cette projection est la plus pessimiste.
Pour éviter qu'elle ne devienne réalité, les responsables de la filière lait cherchent à restaurer l'attractivité du métier depuis plusieurs années.
En 2018, la loi Egalim a suscité quelques espoirs, douchés depuis.
Il n'empêche : ici et là, des initiatives émergent. Des éleveurs font le choix du bio, des jeunes s'installent. Dans le Sud-Isère, un collectif de produteurs est en train de lancer une brique "Plein Lait Yeux".
Autant de signes qui témoignent d'une volonté de croire en l'avenir laitier du département. Encore faut-il donner des perspectives aux éleveurs.
Tel était l'objet de la journée de réflexion collective organisée le 9 avril dernier par la chambre d'agriculture, la FDSEA et les JA de l'Isère, à laquelle ont participé Stéphane Jouandel, producteur dans la Loire et président de la section laitière de la FRSEA Auvergne-Rhône-Alpes, Ghislain de Viron, producteur dans la Sarthe et trésorier de la FNPL, ainsi que son directeur, Vincent Brack. 

Inquiétude partagée

 « La production laitière est encore un segment important de notre agriculture, a rappelé en préambule Jérôme Crozat, en tant que vice-président de la chambre d'agriculture. Mais plus de 50% de nos exploitations vont changer de main d'ici cinq ans ou s'arrêter, faute de repreneur. C'est une grosse inquiétude pour la chambre. » 
Inquiétude partagée par une majorité d'éleveurs, de responsables d'organisations de producteurs (OP) et d'élus ayant pris part à la réunion, comme Jean-Yves Bouchier, producteur au Gua et président du GDS 38, qui s'avoue très préoccupé par « l'évolution de la production, dans le Sud-Isère notamment ».

Les causes sont multiples. Outre les astreintes liées au métier, les éleveurs expliquent cette désaffection par des prix trop bas et normes de production toujours plus élevées.
« On sent qu'il y a une tension au niveau de la production, analyse Bruno Neyroud, producteur à Varacieux et président de la commission lait de la FDSEA38. Les coûts de production augmentent, mais le prix ne suit pas, alors que la responsabilité des producteurs laitiers est énorme. Cette tension est sensible au niveau des laiteries, auprès desquelles la loi Egalim a eu peu d'effets. »
Ce que Philippe Poncet, éleveur à Doissin et président de l'OP Danone Sud Est, résume en une phrase : « Les contraintes de production mangent les bénéfices. »

Accompagner les OP

Pour le syndicaliste qu'est Jérôme Crozat, producteur de lait collecté par Danone, ça n'a rien d'une fatalité.
Le président de la FDSEA accuse les industriels d'être les premiers responsables de cette situation.
« Au niveau national, on a perdu 3 milliards de litres de lait sur un potentiel de 26 il y a trois ans, affirme-t-il. Avec 10% de baisse, le prix devrait se retendre. Mais les industriels utilisent la poudre de lait à plein tube. Nous sommes la seule filière à avoir un prix aussi désuet par rapport au manque de lait. Il est grand temps de ramener de la plus-value économique sur la filière. » 
Et Jérôme Crozat d'en appeler à la mobilisation des organisations de producteurs sur la question du prix. « Si le lait est mal payé, ce n'est pas la FDSEA qui est responsable, mais les responsables d'OP. Il est vrai qu'ils n'ont pas beaucoup d'outils. Il faut les accompagner et surtout avoir une stratégie efficace pour ramener du prix et du volume, car l'un est aussi important que l'autre. »

C'est ce à quoi s'attache la FNPL. « Jusqu'en 2012, c'était la FNPL et le CNIEL qui négociaient au niveau national, explique Ghislain de Viron. Ce n'est plus le cas : aujourd'hui, ce sont les OP qui négocient avec les laiteries , mais nous sommes là pour les aider, amener des informations, fabriquer des outils. Concernant la loi Egalim par exemple, nous avons créé l'outil "prix conforme" que nous avons présenté dans tous les départements… sauf en Isère. »

Prix conforme

Le trésorier de la FNPL évoque également le plan de filère France Terre de lait, qui comprend tout un volet sur la "juste rémunération des éleveurs", basée sur la publication d'indicateurs officiels, reconnus par la Commission européenne.
L'outil "prix conforme" fait partie de la panoplie (1). Il permet de fixer une limite en dessous de laquelle - en principe - aucun industriel privé ni coopérative ne peut rémunérer les producteurs de lait.
« En 2019, l'application de la loi Egalim a ramené autour de 10 euros les 1 000 litres dans les fermes,
affirme le trésorier de la FNPL. En 2020, ça a moins bien marché : on a eu entre un et deux euros. Mais si on n'avait pas eu Egalim, le prix se serait cassé la figure en avril. »

Montrer les dents

Le problème, c'est que certaines laiteries - et non des moindres - refusent de se référer à l'outil "prix conforme". « Nous l'avons présenté aux laiteries, mais il y en a qui continuent de s'amuser avec les producteurs, observe Stéphane Joandel. Ce n'est pas normal. Il faut montrer les dents. »
Plus facile à dire qu'à faire, font remarquer les éleveurs.
« Je me suis beaucoup impliqué dans l'OP, mais on est revenu au Moyen-Âge, témoigne Jean-Michel Bouchard, producteur à Thodure. Aujourd'hui, on est en face d'un mur. On discute avec l'entreprise et elle s'assoit sur le prix de revient. France Terre de lait, c'est très bien, mais quand je présente la formule de prix, on me regarde avec de grands yeux. Cette année par exemple, j'ai proposé 326 euros en prix moyen : c'est 10 euros de plus que ce qui se fait. » 
Résultat des "négociations" : « Les laiteries s'alignent sur le moins disant. » 

Pour sortir de l'impasse, les représentants de la FNPL encouragent les producteurs à livrer bataille.
Ils rappellent que la méthodologie appliquée au calcul des coûts de production a été validée par tous les acteurs de la filière et entérinée par Bruxelles.
« Si la laiterie ne veut pas l'appliquer, il faut saisir le médiateur et les services de l'Etat déconcentrés », préconise le directeur de la FNPL.
« Et tenir tête, renchérit Stéphane Joandel. Si nécessaire, il faut aller au tribunal : c'est difficile, mais nous vous soutiendrons. Deux OP l'ont déjà fait. »
Soupir de Jean-Michel Bouchard : « Le médiateur, je l'ai déjà rencontré : il n'a aucun pouvoir. Tant que l'État et l'interprofession ne prendront pas leurs responsabilités, on n'y arrivera pas. »

Les coopératives aussi

Un découragement également perceptible chez les adhérents des coopératives.
« Qu'est-ce que je fais, moi ? Je porte plainte contre Lacombe ? », ironise un producteur qui livre son lait à Sodiaal.
Ghislain de Viron rappelle que les coopératives ont les mêmes devoirs que les transformateurs privés.
Mais il reconnaît que les remontées de terrain ne conduisent pas forcément à l'optimisme : « Les coopératives s'étaient engagées à fournir un prix objectif, mais on n'a pas vu grand chose. La solution, dans les coop, c'est "un homme, une voix". Lors des assemblées générales, les sociétaires ont le pouvoir de faire changer les choses. »
En principe. Il va falloir un Egalim 2 pour faire respecter Egalim 1…

Marianne Boilève

(1) L'outil prix conforme utilise trois indicateurs officiels de valorisation du prix du lait selon la catégorie de marché : le prix de revient du lait publié annuellement par le CNIEL, le prix du lait allemand publié mensuellement (avec trois mois de décalage), l'indicateur de valorisation beurre-poudre calculé mensuellement (avec deux mois de décalage).

 

 

Une filière en chute libre depuis 20 ans
En 20 ans, les éleveurs isérois ont multiplié par trois la productivité de leurs exploitations, mais ça ne suffit plus à enrayer la baisse de la production départementale.

Une filière en chute libre depuis 20 ans

Lors de la visio-conférence du 9 avril, Thomas Huver, conseiller filière lait à la chambre d'agriculture, a dressé un état des lieux assez sombre de la production laitière en Isère. Le département a pourtant de sérieux atouts.

L'Isère est dans une situation paradoxale. Si le département peut se prévaloir d'un tissu d'opérateurs laitiers (1) qui le place en tête de la région Aura après les Savoie, le nombre de points de collecte laitière baisse inéxorablement : iI est passé de 1 688 en 1997 à 430 en 2020.
Une chute drastique, longtemps compensée par l'agrandissement des exploitations et l'augmentation de la productivité par vache.
Mais depuis une quinzaine d'années, le cheptel isérois lui-même se contracte : il a décliné de 22% en 13 ans. Ce qui place désormais la filière dans une situation critique.
Après avoir flirté avec les 200 millions de litres de lait à la fin des années 90, l'Isère est longtemps restée sur un palier de 180 millions pour descendre progressivement à 165 en 2020.
« Aujourd'hui, les producteurs qui restent ne parviennent plus à compenser la tendance baissière : on a perdu 20 millions de litres de lait en une petite dizaine d'années », a indiqué Thomas Huver, conseiller filière lait à la chambre d'agriculture de l'Isère, lors de la visio-conférence du 9 avril. 

Productivité multipliée par trois

Les éleveurs ont pourtant tout fait pour éviter cet effondrement. A force d'investir dans de nouveaux équipements (salles de traite, robot…), d'améliorer leurs pratiques, d'agrandir leurs exploitations, ils ont multiplié par trois leur productivité.
Le volume moyen annuel livré par point de collecte est ainsi passé de 115 000 litres en 1997 à 390 000 en 2020.
Dans le même temps, la production en bio, anecdotique au début des années 2000, représente désormais 6,6% de la production laitière iséroise (44 fermes, soit 10% des exploitations laitières iséroises, sont en AB), une croissance qui s'accélère depuis 2018. 

Des atouts

Autre atout du département : la présence de signes de qualité générateurs de valeur ajoutée.
L'IGP saint-marcellin (3 000 tonnes produites par 120 exploitations dont les trois-quarts sont en Isère), l'AOP bleu du Vercors-Sassenage (environ 400 tonnes dont les deux-tiers produites en Isère) et la raclette de Savoie IGP produite par la coopérative des Entremonts (qui collecte une dizaine de producteurs isérois en Chartreuse).
A cela s'ajoute la raclette Label rouge de la Fruitière Domessin et le projet de saint-félicien IGP, dans lequel s'inscrivent 160 exploitations laitières (en Isère, dans la Drôme, en Ardèche et dans le Rhône).

Fort de ces atouts, le département a de quoi se dessiner un avenir laitier.
Encore faut-il enrayer rapidement la baisse due aux cessations d'activité par des installations.
Car selon les projections les plus optimistes de la chambre d'agriculture, la production iséroise pourrait tourner autour des 150 millions de litres de lait collectés dans 108 exploitations (soit 230 producteurs) en 2030.
Et descendre à 100 millions de litres pour le scénario le plus pessimiste.

MB

(1) L'Isère compte une dizaine de laiteries (trois grosses, PME, coopératives locales…), cinq entreprises non départementales assurant une collecte (Lactalis, Biolait, La Fromagerie alpine, Les Fromagers de Sainte-Colombe et la coopérative des Entremonts) et des dizaines producteurs fermiers.