Transmission
Un temps long dans les vignes

Isabelle Doucet
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À Chapareillan, Franck Masson s’est associé à Kévin Foucher afin que lui transmettre son exploitation viticole en observant une période de transition de cinq ans. Comme une douce macération.

Un temps long dans les vignes
Kévin Foucher (à g) repreneur du domaine de Franck Masson (à d) à Chapareillan.

Au domaine des Crocs Blancs, à Chapareillan, la transmission de l’exploitation viticole s’effectue tout en douceur.
« Ça a bien marché »,
confie Kévin Foucher qui se prépare à reprendre le domaine de Franck Masson.
Entre l’ancien infirmier et le futur retraité, la confiance et la patience sont le ciment de leur association. Les deux hommes se sont donné cinq ans pour réussir ce passage de relais.
Accrochés aux pentes de Chapareillan, les six hectares de vignes (1) profitent du terroir inégalé que confèrent les éboulis du mont Granier.
« J’ai repris cette exploitation familiale le 1er janvier 1987, indique Franck Masson. Avant la retraite, il faut penser à transmettre. Et c’est compliqué si l’on attend le dernier moment. » Le viticulteur s’est donc rapproché de la Chambre d’agriculture de l’Isère et a déposé son annonce sur le Répertoire départ-installation (RDI).
« J’ai eu beaucoup de propositions, poursuit le quinquagénaire. De tout : des farfelus et d’autres qui voulaient me mettre dehors. Quand Kévin m’a contacté, je ne cherchais plus. »

Naissance des Crocs blancs

De son côté, le professionnel de la santé, après un passage de cinq ans aux urgences du CHU de Grenoble et notamment pendant la crise covid, avait décidé de changer de voie.
Un bilan de compétences l’oriente vers « un métier-passion en lien avec mes valeurs sociales, écologiques, créatives et en extérieur ». Le milieu du vin ne lui est pas inconnu.
En tant qu’ex-président de l’Amap de Villard-Bonnot, il a côtoyé Sylvain Liotard, du domaine des 13 Lunes à Chapareillan, qui lui fait découvrir ses vins et son univers.
Coups de main, stages, vendanges : chez Kévin Foucher, l’idée fait son chemin. Le métier de la vigne lui plaît.
Il commence à chercher un domaine à reprendre dans la région. Il entend parler du projet de Franck Masson, qui recherche un associé en vue d’une transmission et c’est finalement Sylvain Liotard qui met les deux hommes en relation.
En 2020, le futur repreneur fait ses premières vendanges avec le cédant puis s’engage dans un BPREA.
« J’ai fait 80 % de mes stages chez Franck Masson, le reste au domaine Giachino. Le projet était bien parti », souligne Kevin Foucher. Si bien qu’il devient associé en 2022.

Les deux hommes se sont associés en 2022.

« Mais le temps de faire tous les préparatifs, nous n’avons pu lancer le nouveau domaine des Crocs blancs qu’en avril 2023 », explique le nouvel associé.
Ce nom incarne toute la démarche de transmission que les deux vignerons ont élaborée ensemble. Les vins de Franck Masson ne pouvaient en effet perdurer après le départ à la retraite de ce dernier.
« Nous avons trouvé un nom lisible pour la clientèle et qui nous correspond à tous les deux. Il symbolise le vignoble alpin et raconte notre histoire et notre passion pour les chiens. Il a un lien avec les vins que l’on fait ». Les crocs sont en effet un clin d’œil aux pointes alpines tandis que les vins du domaine sont blancs à 80 %.

Évolution des pratiques

Ce changement notoire incarne aussi toute la démarche entreprise avec l’arrivée de Kévin Foucher qui souhaite faire évoluer les pratiques à la vigne et au chai.
La récolte 2023 a été marquée par un retour aux vendanges manuelles. De plus, les dernières cuvées ont été produites avec de nouvelles techniques de vinification comme l’inertage pour les rouges. Au moment où la vendange est rentrée, cette opération consiste à injecter du CO2 pour remplacer l’air au contact des raisins et du chapeau.
Les macérations sont douces : la macération pelliculaire permet d’extraire un maximum d’arômes. Deux cuvées en 2022 et deux autres en 2023 portent déjà la marque de ce renouveau.
Les vignerons souhaitent ainsi laisser s’exprimer la jacquère, qui est le cépage dominant du vignoble, dans différentes cuvées.

Nouvelle société, nouvelles cuvées, nouvelles étiquette

Le domaine est par ailleurs en conversion en agriculture biologique depuis 2021. Cette orientation avait été anticipée par Franck Masson, conscient qu’un nouvel associé y serait sûrement sensible. « Il ne me manquait qu’une seule chose : trouver une nouvelle clientèle ! »

Le renouveau des vins de l’Isère

C’est le challenge qui a été mis entre les mains de Kevin Foucher : reconstruire une clientèle car le domaine, avec ses mutations, n’a conservé que 10 % de ses anciens clients.
Or la commercialisation a été lancée en mai dernier, avec un décalage de quelques mois, soit dans une période peu porteuse pour les ventes.
Si bien que le nouvel associé multiplie sa présence sur les marchés locaux et les salons de vignerons pour faire connaître le domaine auprès d’une nouvelle clientèle de particuliers comme de professionnels. « C’est énergivore, mais essentiel », reconnaît-il.
À Chapareillan, le nouveau viticulteur peut jouer sur plusieurs appellations, l’AOP vins de Savoie bien entendu, mais aussi l’IGP vins de l’Isère dont il partage les valeurs.
« Je trouve chouette de participer au renouveau de ce vignoble. C’est une chance d’appartenir, à travers une ou deux parcelles de verdesse et de veltliner avec lesquelles nous réalisons des blancs de macération, à la confection des vins de l’Isère. »
Kévin Foucher apprécie aussi la mentalité du syndicat des vins de l’Isère, « dynamique et actif ».

« Ça ne s’invente pas »

Après une année d’association, le cédant et le repreneur mesurent l’intérêt d’une transmission sur un temps long.
Ardent défenseur du vigneron, Franck Masson souhaitait avant tout transmettre son exploitation à un jeune.
Dans quatre millésimes, il prendra sa retraite avec bonheur, pressé de profiter de ses enfants, de la pêche et de la culture du safran. « 41 ans de viticulture, c’est assez usant », confie-t-il.
Mais il estime que « cinq ans, c’est le temps qu’il faut pour transmettre tout ce qu’on sait. La vinification, ça s’apprend sur le terrain. Si on veut des vins qui tiennent la route, pas des vins standards, mais des vins francs, cela ne s’invente pas. »
Ses conseils en tant que cédant : prévoir et faire des concessions.
Quant à Kévin Foucher, dans sa position de repreneur, il considère qu’il faut « être à l’écoute et ne pas vouloir tout changer. Chacun à des choses à apporter : l’ancien, son expérience et le jeune, sa fougue, son envie et sa vision du monde. » Il reconnaît que la démarche « n’est pas donnée à tout le monde ».
Une question d’envies réciproques, de patience et d’apprentissage.
Isabelle Doucet

(1) Jacquère, verdesse, veltliner en cépages blancs et mondeuse en pinot noir en rouges.

Ce qui se transmet
Une partie de la cuverie du domaine avec les millésimes 2023.

Ce qui se transmet

Le matériel de viticulture, la cuverie et le stock de vin ont été vendus à la société Les Crocs Blancs.
les vignes et les bâtiments restent en location. « Mes vignes ne sont pas à vendre, sauf si mes enfants le décident », indique Franck Masson. Il faut compter en effet plusieurs dizaines de milliers d’euros pour acquérir un hectare de vignes de vins de Savoie « et la transmission aurait été infaisable ».
Pour Kévin Foucher, l’investissement est plus que conséquent et représente un emprunt de 400 000 euros. C'est pourquoi il s'opèrera en deux temps.  Il est accompagné par une seule banque qui lui assure son besoin en fonds de roulement de sa première année d’activité.
Sa DJA s’élève à 32 000 euros et il a présenté un dossier FranceAgrimer pour obtenir une aide à l’achat du matériel. Il envisage à terme de racheter le bâtiment.
Le jeune installé a bénéficié du conseil juridique de la Chambre d’agriculture de l’Isère pour le montage juridique et financier du dossier.
ID